Bien avant l'engouement actuel pour la salsa, les musiques latino-américaines, et particulièrement celles orginiaires de Cuba, ont été présentes à Paris tout au long du XXème siècle. A quoi ressemblaient les nuits de Paris des années 30 ? Entre les deux guerres, La Rumba, le son et le latin jazz ont connu leurs années de gloire dans les dancings parisiens. Une époque révolue. Arrive ensuite l'après-guerre qui connait une autre histoire et nous conduit lentement à la nouvelle vague salsa à la fin des années 70.


Les "années folles"


La vie nocturne parisienne gagne sa renommée mondiale essentiellement entre les deux guerres, pendant les "années folles". Parallèlement à la découverte du Jazz et du tango, les musiques cubaines et antillaises pénétrent la capitale et sa vie nocturne. La croissance économique est accompagnée d'un changement de mentalités qui se manifeste par le désir d'expériences nouvelles. Ce terrain a favorisé l'engouement pour les musiques exotiques dont celles venues de Cuba.

 

Paris découvre d'abord le tango et le Jazz. Le tango, musique sensuelle et danse de couple en corps à corps, a été accueillie avec enthousiasme et émerveillement en même temps qu'il a suscité un choc de moeurs. Le Jazz a été perçu, au départ, comme une musique exotique, teintée de primitivisme. Ces nouvelles musiques vont métamorphoser la vie nocturne parisienne avec l'ouverture et la création de lieux pour accueillir musiciens et danseurs : le "dancing" va ainsi remplacer le "bal musette".


"Après la vague du cubisme, Paris, subjugué par l'art noir, accueille à bras ouverts les musiciens afro-américains et antillais. Joséphine Baker et Sidney Bechet, stars de la Revue Nègre, triomphent en 1925 au music-hall des Champs Elysées, et quelques années plus tard, le clariniste martiniquais Alexandre Stellio popularise la biguine dans la capitale française". 


A cette époque plusieurs musiciens latino-américains s'établissent dans la ville lumière. On peut citer le saxophoniste portoricain Moncho Leña, le guitariste cubain Don (Luis) Barreto. Chacun d'eux organise son propre orchestre. On écoute la biguine martiniquaise dans différents lieux comme au Bal Nègre de la rue Blomet, à la Cabane Bambou, ou au Bal Colonial. Les musiques cubaines, antillaises et sud-américaines se diffusent ensembles. Le Rico's Creole Band, qui joue au début des années 30 à La Coupole était par exemple composé de musiciens cubains et antillais. Le Bal Nègre, où le samedi et le dimanche, "les gens de couleur venaient danser la biguine, était installé dans une arrière-salle d'un café ordinaire" avant de devenir une "attraction de Paris by night".(Jean-Paul Grespelle, La vie quotidienne à Montparnasse à la grande époque, Hachette Editions, 2002).


Surréalisme et cubanisme : un poète dans une valise


Alejo Carpentier

En 1928 Robert Desnos, le célèbre poète surréaliste, fait entrer clandestinement en France son ami Alejo Carptentier, un noveliste et musicologue cubain opposé à la dictature de Machado. Les deux hommes se lancent dans une campagne de promotion : quelques mois plus tard ils organisent une audition de disques cubains au cours de la présentation d'un film d'avant garde au studio des Ursilines.  Desnos improvise des soirées dans son atelier, rue Blomet, où il fait découvrir cette musique à ses amis autour de quelques verres de punch. Installé en France, Alejo Carpentier devient le représentant et défenseur des valeurs nationales et humanistes véhiculées par la musique cubaine qui va progressivement séduire Paris.

1928, Rita Montaner au Palace : Paris découvre la rumba et le son                                   

Le véritable engouement de Paris pour les musiques cubaines va commencer cette même année 1928 avec des présentations scéniques de Rumba et de son. Plusieurs artistes cubains se produisent à Paris, comme Eliseo Grent, Les Lecuona Cuban Boys et l'orchestre Anacanona ou l'orchestre cubain de Filiberto Rico qui joue à la Coupole.


L'événement majeur a été une prestation de Rita Montaner au cabaret Le Palace. Rita Montaner, "la unica", chanteuse charismatique de Rumba, était arrivée à Paris en compagnie de Sindo Garay, autre gloire de la chanson cubaine, 8 professeurs de musique et un couple de danseurs d'exception, Julio richards et Carmina Ortiz. Le succès de la présentation est immense, les foules se pressent pour aller l'écouter. Selon Cristobal Diaz ayala, les Parisiennes s'obscurcissaient mêmes les épaules et les bras pour lui ressembler. 


En 1930 Rita interprète à Paris la chanson "El Manisero" composé par Moïsés Simon, un compositeur cubain installé à Paris. "El Manisero", le vendeur de cacahuète, est à la base une chanson populaire cubaine issue du pregon. Elle va devenir très vite un tuble mondial et connaître des multiples reprises et adaptations dont celles d'Antonio Machin et Daniel Santos en Espagne ainsi que la version anglo-saxonne "the Peanut Vendor".


Le cubanisme des années 30


Dans le Paris des années 30, les lieux où on écoute la musique cubaine vont éclore et se multiplier, essentiellement dans les quartiers de Montmartre et de Montparnasse. Le plus connu de ces dancings avec orchestre est Le Palerme, rue Fontaine à Pigalle, rebaptisée après-guerre sous le nom de La Cabane Cubaine. La rue Fontaine a d'ailleurs été surnommée "Calle Cubana" tant y foisonnaient les cabarets latins. A partir de 1928, Le Palerme est animé par les frères saxophonistes Alcide et Edwardo Castellanos et leur orchestre. Don Azpiazu, d'une renommée internationale, joue à L'Empire et à La Plantation au début des années 30. Il séduit les noctambules avec sa danseuse "Mariana" (Alicia Parla).


A Montmartre, rue Mansart, un nouveau cabaret s'ouvre en 1934, Le Cueva, en l'honneur du trompettiste cubain Julio Cueva qui y joue avec son orchestre. Cueva était arrivé à Paris quelques années plutôt. Il joue au Cueva jusqu'en 1936. Il quitte alors la France pour l'Espagne où il participe à la guerre civile contre les troupes frankistes. Il rentre ensuite à Cuba et constitue son orchestre en 1942. Julio Cueva fut un excellent directeur d'orchestre et compositeur, notamment de gaurachas parmi lesquelles Si la fiesta esa qui dentro. Il s'entoura d'excellents chanteurs dont Manuel Licea ("Puntillita") qui connut la gloire dans son pays et au Mexique durant les années 40 et 50. Oscar Calle, qui a joué aussi à La Coupole (voir photo), se produit avec son orchestre au Melody's Bar jusqu'en 1939. 
A Montparnasse les orchestres se produisent à La Coupole, au Dôme, à La Rotonde, au Jimmy et dans d'autres clubs. "Au rythme du jazz et de la musique cubaine, récemment découverte, on dansait furieusement, jusqu'à l'aube, dans les douze ou quinze dancings du quartier". 

Orchestre de La Coupole en 1932 : en haut Émile Chancy, Bertin Salnave, Abel Beauregard. En bas Oscar Calle, Jean Degrace, Florius Notte, Hilton WilesSource photo :Site La Biguine à Paris

En dehors de Montmartre et de Montparnasse, on peut citer également Le Bateau Ivre, dans le quartier latin, qui offrait du jazz cubain en "fond sonore de publicité". Le fameux guitariste cubain Don Barreto, qui a commencé dans des orchestres de jazz et de biguine, va triompher avec la musique cubaine au Melody's Bar. Son frère, Sergio Barreto, se rappelle : "on ne pouvait pas recevoir tout le monde, tous les soirs. C'était incroyable. Pendant quinze ans, ça a été comme ça, sans arrêt". 


Don Barreto joue aussi au Jimmy, le club de Montparnasse qui voit défiler des célébrités comme Marlene ou Sacha Guitry. Il obtient un grand succès et bientôt il doit prendre des engagements en Province et dans les stations estivales comme à Cannes ou à Deauville. Il se produit jusqu'en 1942. Il fait la première partie de Ray Ventura et son orchestre à Bobino quand les Allemands l'arrête comme tous les autres immigrés sud-américains du fait de l'entrée en guerre des Etats-Unis. Au camp de Campiègne où ils sont tous regroupés, Don Barreto continue à jouer sa musique. 

Antonio Machin

En 1936 le très populaire chanteur cubain Antonio Machin entreprend une tournée en Europe accompagné d'un grand orchestre. Il se produit à Londres puis à Paris où il se présente dans le show de Moisés SIMONS, Le Chant des Tropiques. Antonio Machin décide de rester à Paris, fréquente La Coupole, chante sur la Côte d'Azur puis en Allemagne, en Scandinavie et jusqu'en Roumanie. A Paris il enregistre avec Moisés SIMONS des compositions de ce dernier, "A Gozar", "Cachumbambe"… Il enregistre aussi avec l'orchestre d'un autre cubain installé en France, Filiberto RICO : "La Conga", "Lamento esclavo"…


En 1939 lorsque la guerre éclate Antonio Machin part vers l'Espagne. Il va y rester jusqu'à sa mort en 1977.


La deuxième guerre a mis fin à la période d'effervescence cubaine à Paris.


Les années 40-50


Des nouveaux artistes cubains dont Oscar Lopez, Chombo Silva et Gonzalo Fernandez s'établissent à Paris après la seconde guerre mondiale. Fernandez joue notamment avec l'Orquesta Tipica Palmera, l'African Team, l'Orchestre du ClubL'Escale et Manu Dibango. 


Les musiciens se réunissent au Big Ben ou à la Cabana Cubana. L'orchestre local d'Eddie Waner enregistre pour la marque Odéon quelques succès cubains : Almendra, Negüe. 
C'est dans les années 50 qu'ouvre le cabaret L'Escale, rue Monsieur le Prince dans le Quartier latin. D'après J. Lennhardt, L'Escale "joue sans le savoir un rôle non négligeable pour faire connaître aux Français une Amérique latine alors lointaine (...). Dans cet ancien bistrot d'étudiants, quelques futurs célébrités des arts plastiques, Jesus Soto(voir encadré), Narciso Debourg, Carlos Caceres-Sobrera et autres (comme Paco Ibanez) venaient pour le plaisir, pour quelques francs, chanter un folklore coloré avec guitare, flûte indienne et bombo. Barbara, Guy Béart, et tout un public d'intellos de la rive gauche découvraient, grâce à eux, rythmes et sonorités nouvelles d'un continent encore nimbé d'exotisme". Plus tard l'Escale est racheté par le groupe Los Machucombos, composé d'un Espagnol, d'un Italien et d'une Costaricéenne.


Années 70 : Pierre Goldman et l'aventure de la salsa à Paris


Pierre Golldman

A la fin des années 70, Pierre Goldman, journaliste et personnage-phare de la gauche héritière de mai 68, va jouer un rôle important pour faire connaître la nouvelle musique salsa à Paris. Il organise l'arrivée du chanteur Azuquita qui va se reproduire à La Chapelle des Lombard. Pour accompagner Azuquita, Pierre Goldman fait appel à des musiciens du groupe résident de L'Escale. Pierre Goldman était alors journaliste au jeune quotidien Libération. A la fin des années 70 il va devenir le principal promoteur de la salsa à ses débuts à Paris jusqu'à cette fameuse année 1979 où, quelques mois après l'arrivée d'Azuquita, il a été assassiné, probablement par des groupuscules d'extrême droite.


En 1967 il voyage à Cuba pour soutenir la révolution, puis ultérieurement au Venezuela avec l'idée d'entrer dans la guérilla. Il ramène de Cuba une fascination pour sa musique et il la joue en amateur, aux percussions. DansLibératoin il publie un article conséquent sur les racines africaines de la musique cubaine et le contenu culturel de la musique salsa. Progressivement il va se consacrer à la pratique de cette musique et à sa promotion. Vivant sa passion au quotidien, son monde s'organise d'activités liées aux Caraïbes. Avec son cercle d'amis antillais et latino-américains, il fréquente l'Escale. 


En 1979, il s'associe à son ami Jean-Luc Fraisse, patron de la Chapelle des Lombards, pour faire venir Camillo Azuquita, un brillant chanteur à New York d'origine panaméenne. Pour l'accompagner, Goldman et Fraisse font appel à des musiciens antillais du groupe résident de l'Escale. (1)


Les années 80


Los Salseros, dirigé par le pianiste martiniquais Roland Malmin (et comptant dans ses rangs Guillermo Fellové, Patato Valdès et Azuquita), est le groupe français le plus notable des années 80.
Malmin se partage entre la salsa (Los Machucambos) et le Zouk. Henri Guédon, oscillant entre les Antilles et Paris, a constitué des groupes électriques incorporant diverses influences.